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La concurrence à tous crins ou l’intérêt général

Janvier 2019, sortie de Green Book. Prix du public à Toronto, recommandé Art et Essai en amont de sa sortie, bien accueilli par l’exploitation lors de la convention Metropolitan Filmexport en décembre, il est pourtant refusé en sortie nationale à 6 salles indépendantes Art et Essai parmi les plus performantes de France, situées dans les centres-villes de grandes agglomérations. Les 6 salles concernées font une demande d’injonction sur ce film (une première depuis de la création du Médiateur du cinéma). La moitié aura gain de cause. Les excellents résultats de fréquentation confirmeront toute la légitimité de leur demande.

Juillet 2019, les cinémas Art et Essai de Lille (le Métropole et le Majestic) sont cédés au circuit UGC. Il n’y a donc plus d’exploitation Art et Essai indépendante dans l’une des plus grandes agglomérations françaises.

Septembre 2019, dans La Géographie du cinéma 2018, le CNC publie une statistique qui en dit long : si la part de marché nationale des films Art et Essai avoisine les 20%, elle est désormais à plus de 40% sur le marché parisien en 2018 (elle était de l’ordre de 30%, il y a quelques années).

Difficulté d’accès aux films porteurs Art et Essai, concentration dans l’exploitation : tout cela n’est guère nouveau. Sauf que nous atteignons ici un point d’alerte. Quand les salles indépendantes les plus performantes n’ont plus accès à certains films parmi les plus attendus et que les cinémas emblématiques changent de main, il y a lieu de réagir. La hausse de la part de marché Art et Essai annonce la tendance : dans les grandes villes où les prix de l’immobilier atteignent des sommets, l’Art et Essai devient stratégique. Et puis les comportements changent, les plates-formes se démultiplient : à côté du blockbuster, du film d’animation et de la comédie à la française, le bon vieux film d’auteur qui peut compter sur des spectateurs assidus et cinéphiles devient une valeur refuge. Dans le même temps, l’enveloppe d’Europa cinémas reste stable avec l'élargissement du réseau. Résultat : une baisse sensible par établissement. L’aide Art et Essai a certes augmenté d’une manière significative ces deux dernières années (+ 10%), mais l’engagement des salles aussi. L’écrêtement en pourcentage des montants proposés par les nouvelles commissions régionales Art et Essai (afin de rentrer dans l’enveloppe globale définie par le CNC) pénalise certains cinémas parmi les plus investis. L’enjeu est crucial pour les établissements concernés, mais aussi pour toute la filière du cinéma d’auteur : les cinémas indépendants des villes-clefs sont ceux sur lesquels repose un bon nombre de sorties, en particulier les films à moins de 80 copies qui ont justement besoin de leur public fidèle et averti. Un trésor patiemment constitué qu’il faut continuer à faire fructifier. Il est donc temps, avec les professionnels et les pouvoirs publics, de remettre à plat la régulation et la stratégie pour assurer la pérennité et l’attractivité de ces lieux qui fondent le socle de l’Art et Essai. L’AFCAE est prête à participer à ce chantier prioritaire.

Dans le même temps, un nouveau motif d’inquiétude surgit. Il nous vient du rapport de la grande exploitation au congrès des exploitants à Deauville. Citation : « La grande exploitation, malgré une hausse de la fréquentation de plus de 3% sur les 8 premiers mois de l’année 2019, reste cette année encore la branche dont la progression des entrées est la plus faible puisque l’évolution nationale du marché, elle, se situe à 5%. Cette tendance 2019 confirme une évolution que l’on observe depuis plusieurs années. La principale raison en est le maillage du territoire qui s’est considérablement accru ces dernières années, avec des zones de chalandise de plus en plus mitées avec des cinémas de proximité qui provoquent plus de redistribution des entrées que de création de public. Certaines grosses exploitations ont ainsi perdu une partie substantielle de leurs entrées, ce qui finit par poser problème dans une économie de frais fixes. »

On se frotte les yeux, on relit. Ainsi les multiplexes de 8, 12, 15, 20 écrans subiraient la concurrence des petits cinémas de proximité. Ces derniers, qui enregistrent quelques dizaines de milliers d’entrées quand les grands établissent comptent des centaines de milliers de spectateurs, seraient donc LE danger. Ils ont moins d'écrans, et programment les films bien souvent en décalé, paient les films plus chers, la publicité (quand les multiplexes la facturent), … Et ce serait eux qui feraient perdre « une partie substantielle de leurs entrées ». L’analyse serait risible si elle n’était sérieuse. Le constat initial est juste : oui, la grande exploitation connaît des évolutions moindres que la petite ou la moyenne depuis deux ans. Mais en attribuer la responsabilité aux petites salles relève d’une grave erreur d’analyse et d’un vieux réflexe paresseux : la désignation publique d’un bouc émissaire plutôt qu’une analyse un tant soit peu critique. D'abord, s'il y a suréquipement dans certaines zones, c'est avant tout le fait des multiplexes. Ensuite, sans avoir de statistiques approfondies, il est somme toute logique de constater que la concurrence des platesformes touche d’abord les lieux qui ont une logique commerciale et consumériste. Mais ce qui choque dans cette prise de parole, c’est aussi le vocabulaire utilisé, ô combien révélateur, qui évoque « des zones de chalandise de plus en plus mitées par les cinémas de proximité ». Quel mépris ! Ces cinémas seraient donc moins légitimes ? Même nuisibles ? Diable ! Nous sommes bien, pourtant, en 2019, une année où l’on n’aura jamais autant parlé de l’importance de l’aménagement culturel, social et urbain du territoire. Un aménagement où le cinéma, par son statut de premier lieu de sortie, par son ouverture quasi quotidienne, a un rôle emblématique. Que des représentants de la grande exploitation viennent publiquement remettre au second plan cette fonction de proximité, au lieu de réfléchir à la manière dont ils pourraient la développer dans leur propre établissement, voilà qui devient préoccupant.

Le lendemain, Nicolas Seydoux, dans son traditionnel discours consacré à la lutte contre le piratage faisait un rappel salutaire. Dans les années 80, en Italie, du temps d’un certain M. Berlusconi, « il fallait faire moderne », autrement dit supprimer les règles anciennes, compliquées : libéraliser. Résultat : l’un des plus beaux cinémas sacrifié en quelques années. La modernité n’est pas une fin en soi, il faut le rappeler. C’est bien souvent un cache-sexe pour des appétits financiers, purement et simplement. Nicolas Seydoux ajoutait qu’il fallait « cultiver le désir ». Face à des opérateurs qui cultivent, non pas le désir, mais l’addiction et/ou le consumérisme, nous rejoignons cette analyse, beaucoup plus fédératrice et enthousiasmante. 

François Aymé
Président

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