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Anticipation

Non seulement le virus Covid-19 est aussi dangereux que dévastateur mais il installe durablement cet état permanent d’incertitude qui complique, voire empêche tout projet, toute perspective. Nous en sommes réduits à ne penser qu’aux quelques semaines à venir. Le présent immédiat prend toute la place, pas étonnant quand le bateau prend l’eau.

Le tremblement de terre de la pandémie, doublé d’une accélération du développement des plateformes mondiales, fait vaciller notre modèle de diffusion des films. Dans quelques saisons, il sera temps de repartir, de rebâtir et il faut déjà s’y préparer. A minima, y réfléchir collectivement. 

Parmi les constats largement partagés, les cinémas art et essai sont lourdement impactés par la crise mais dans des proportions moindres que les multiplexes généralistes. Situation paradoxale : ce sont les cinémas les plus puissants (en parts de marché, en communication), les plus « offrants », situées dans les zones commerciales les mieux desservies qui, pourtant, résistent moins bien (si l’on s’en tient à l’évolution en pourcentage de leur fréquentation).

Il faut rappeler que cette tendance n’est pas nouvelle. Elle se dessinait discrètement en 2018 et 2019. Elle est aujourd’hui flagrante. Pendant vingt-cinq ans, le modèle du multiplexe s’est imposé et a tiré la fréquentation en avant. En 2019, les 232 multiplexes français représentaient 11% des cinémas et 60% des recettes. Plus de sites, plus de salles, plus de fauteuils, plus d’entrées. Jusqu’en 2019. Le modèle est simple, outre le confort et la facilité d’accès (en périphérie) : l’équation connue est basée sur un maximum d’offres et de recettes annexes (confiseries et bandes annonces facturées) pour des charges de personnel rationnalisées et mutualisées à l’échelle d’un circuit. Une relation commerciale lucrative qui s’appuie en large partie sur l’offre cinématographique américaine. 

Or, cette relation consumériste aux films anglo-saxons, c’est justement le créneau des plates-formes. Chez soi, pas cher et à volonté. Cette concurrence était déjà redoutable avant le Covid-19. Si l’on ajoute le confinement, le couvre-feu, l’évasion ou le report des sorties US et les incertitudes du calendrier, le tableau est calamiteux. La force de frappe commerciale des multiplexes fait aujourd’hui sa faiblesse : trop souvent trop grands et pas assez chaleureux dans leur relation culturelle ou de proximité avec les spectateurs. A contrario, pendant le confinement, de nombreux cinémas art et essai ont été touchés par des témoignages de spectateurs fidèles. Leur cinéma leur manquait. Ce descriptif peut apparaître schématique, voire comme une caricature mais les statistiques sont têtues et confirment bien cette perception globale. Le taux d’occupation moyen d’une salle de cinéma avant Covid était de 15% (30 spectateurs par séance dans une salle de 200 fauteuils). Il est tombé à environ 5% dans les  multiplexes après le Covid-19. Ce système n’est pas tenable sur le long terme. Où est le plaisir du cinéma quand on est dix dans une salle de deux cent places ? Le public adore les salles remplies. 

Les cinémas ont construit leur attractivité sur un triptyque : exclusivité – confort et plaisir collectif de la sortie. Triptyque toujours nécessaire mais désormais insuffisant. L’exclusivité (encore indispensable) est attaquée par le piratage, menacée par les transferts vers les plates-formes et la VOD. Le confort du grand écran, lui aussi toujours incontournable, voit sa puissance relativisée par des pratiques incessantes sur écrans portables et des installations techniques à domicile de plus en plus haut de gamme. Reste le plaisir collectif de la sortie, le sentiment de participer à un événement, d’être dans une ambiance particulière, l’envie d’aller dans un lieu auquel on est attaché, le fait de faire confiance à la ligne éditoriale d’une salle, de pouvoir échanger, de vivre une soirée unique de rencontres avec des réalisateurs, des personnalités, de partager un moment festif entre amis, en couple, en famille pour ensuite parler du film… En septembre, la forte fréquentation des soirées avec animation a confirmé, de manière assez impressionnante, l’appétence du public pour des soirées événementialisées : le film mais pas que le film. La valeur ajoutée de nos salles, de toutes les salles, est justement dans notre capacité à personnaliser, à incarner un lieu, une programmation, un état d’esprit. Nous le savions déjà mais avec la pandémie et la concurrence des plates-formes, ce travail d’animation qui était annexe (comme un complément à la programmation traditionnelle) devient indispensable. Idem pour tout le travail d’éducation au cinéma. C’est un levier pour resserrer les liens avec les spectateurs, dynamiser le lieu. Mais il y a un hic. Le hic, c’est que ce travail prend du temps, de l’énergie et demande des compétences. Autrement dit, il a un coût. Un coût qui peut être inférieur (ou égal) aux recettes qu’il est susceptible de générer. Préparer un débat, se documenter, choisir des intervenants, animer la rencontre : un vrai boulot qui ne s’improvise pas. Il y a trente ans le public exigeait des fauteuils confortables, aujourd’hui il attend des animations à la hauteur, des soirées sympas, instructives. Des découvertes de films, de personnalités, des vraies discussions.

Depuis quelques mois, certains politiques et médias nous annoncent la solution : il faut nous réinventer (après avoir assuré notre survie). L’injonction sous-entend qu’il faut nous mettre à la page (notamment côté communication, réseaux sociaux …). Les cinémas indépendants s’y sont employés avec le soutien du CNC. Mais le préalable indispensable, la véritable manière de nous réinventer est de cultiver sans arrêt un lien affectif, intellectuel et social avec le public. Une relation de fidélité et de confiance qui nous permet aujourd’hui de faire émerger, de valoriser des films originaux et divers qui portent un regard singulier sur le monde. Éveiller le goût et la curiosité, à l’opposé de l’algorithme qui incite à s’enfermer dans un genre, un registre.

Pour cela, il va falloir trouver des ressources supplémentaires. Imaginer des propositions complémentaires à la programmation, aller chercher d’autres recettes annexes (location de salles, partenariats, événements). Dans de nombreux lieux, les entrées cinéma risquent de ne plus suffire. Il nous faut développer des partenariats entre l’échelle nationale (CNC, Ministère de la Culture) et l’échelon territorial. Mixer de nouvelles ressources privées avec de nouvelles aides publiques. Des aides que l’on ne pourra décrocher que sur la base d’un projet qualitatif et durable. Les plans d’urgence et de relance du Ministère de la Culture et du CNC, les annonces de la Ville de Paris, des régions Nouvelle Aquitaine, Ile-de-France ou PACA et de bien d’autres collectivités sont de bon augure. Le chantier est considérable. Après, tout ne sera pas comme avant. Anticipons déjà l’évolution de notre modèle.

François Aymé
Président de l'AFCAE

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