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Pour un modèle durable

Années 1990, une bataille culturelle et commerciale s’engage à Bordeaux. Face à la plus grande librairie de France (Mollat) et à la FNAC, Virgin Megastore prend ses quartiers place Gambetta. Un nouveau temple de la consommation culturelle : des livres, des CD, des DVD, sur 5 niveaux avec ascenseur panoramique. Des espaces aérés, luxueux. Les concurrents n’ont qu’à bien se tenir. Un autre opérateur, orienté musique, sis dans la très commerçante rue Sainte-Catherine, se lance également. En quelques mois, il remballe ses bacs. Si c’est l’offre qui crée la demande, celle-ci a le mauvais goût d’avoir ses limites. Vingt ans après, quel bilan ? Virgin Megastore s’est évanoui comme un château de sable. Le géant avait des pieds d’argile. Le secteur du livre pouvait compter sur une régulation minimale quand celui de la musique était balayé par le changement des comportements et le piratage. La FNAC, à Bordeaux comme ailleurs, était obligée, de son côté, de se diversifier dans l’électro-ménager. Quel lien Virgin Megastore avait-il construit avec sa clientèle ? Aucun, la relation était purement commerciale. Quelle plus-value qualitative l’établissement apportait-il ? La librairie indépendante La Machine à lire, avec ses petits bras passionnés, avait finalement mieux résisté. A fortiori, Mollat avec ses 33 libraires formés. Entre les lieux avec rencontres littéraires qualitatives et les vigiles armoires-à-glace flanqués de batteries de caisse, les amateurs de littérature avaient vite fait leur choix. La pérennité des modèles des lieux de diffusion de spectacles ou de biens culturels tient bien, tout à la fois, des investissements, de la régulation politique, de l’évolution des comportements mais aussi du lien construit au fil des ans entre ce lieu et ses publics.

Au siècle dernier, à partir des années 1920, le vaste mono-écran était le modèle évident. La salle de cinéma s’appuyait sur un monopole de l’image animée. Des années 1960 à 1990 : télé et voiture obligent l’exploitation à passer aux complexes : on donne du choix, on améliore la rentabilité, au détriment de l’accueil et du confort. Troisième modèle depuis les années 1990 : l’exploitation prend de plein fouet l’arrivée successive de la vidéo, des nouvelles chaînes, du DVD. Par rapport à l’Italie ou à l’Angleterre, la régulation française limite la casse. Le développement des multiplexes combiné à la rénovation de salles indépendantes fait repartir la fréquentation. Le confort n’est plus une option mais une obligation. L’animation aussi. Même s’il y a toujours en France de nombreux mono-écrans (un établissement sur deux !), des complexes de nouvelle génération, c'est le multiplexe qui s’est imposé, d’un point de vue économique, comme le modèle dominant : 10% des établissements, 70% des recettes. Il a déjà 25 ans. Inventé à une époque où le public jeune était majoritaire, où le téléphone portable balbutiait et où Facebook n’existait pas. Ne parlons pas de Netflix. Contre toute attente, malgré ces bouleversements, les spectateurs restent attachés à la salle. Les dernières années dépassent largement les 200 millions d’entrées (contre 115 au début des années 1990). On ne peut que s’en réjouir. Mais le public des salles vieillit. Comme celui de la télévision ou de la presse. Les vieux d’aujourd’hui sont les jeunes cinéphiles des années 1970. Ne soyons pas (ou plus) dans le déni. Il est temps de se poser la question d’un quatrième modèle. La course au nombre d’écrans, de fauteuils et de séances caractéristique d’une exploitation intensive est-elle vraiment la panacée ? Les multiplexes font le plein les week-ends et vacances, mais les taux de remplissage extrêmement bas des autres jours ont un effet désastreux sur l’attractivité de la sortie cinéma. Augmenter le nombre de séances sous la pression de distributeurs peut devenir contreproductif : pour le film comme pour la salle. Face à une offre à domicile pléthorique qui, soulignons-le, peut souvent être de qualité, la salle doit préserver ses spécificités (le grand écran, le confort, le temps d’exclusivité) mais surtout offrir encore une valeur ajoutée. Elle réside dans le fait de se retrouver, de participer à des rencontres, de faire découvrir des œuvres qu’un algorithme n’aurait pas proposé à l’abonné de tel service en ligne. Ce qui n’exclut pas une certaine ambition architecturale, éditoriale, événementielle. Le corollaire est le tissage du goût du cinéma via les dispositifs d’éducation au cinéma et toutes les initiatives des salles Art et Essai, des associations et du milieu enseignant.

Au Congrès des Exploitants, c’est la grande exploitation qui accusait le coup : - 8% (tendance nationale alors : - 5%). Soit, en valeur absolue, une large part du retard national. Un résultat qui interpelle quand on sait que l’accès aux films de cette exploitation est idéal. Outre la météo et la coupe du monde, la moindre qualité des films français fut désignée comme responsable. L’analyse des statistiques du CNC révèle le contraire : c’est la chute des films américains qui explique en large partie la situation (- 6M d’entrées) quand les films français ont bien résisté. Des bons films français, à la rentrée, il en pleuvait : Première année, Mademoiselle de Joncquières, Nos Batailles, Amin, Shéhérazade, Dilili à Paris… Reste à savoir si ces films Art et Essai ont bien toute leur place dans la logique commerciale du modèle des multiplexes. Force est de constater que ce n’est souvent pas le cas. Pourtant, entre les vacances d’été et celles d’automne, faute de blockbuster et de comédies populaires, les multiplexes se sont reportés, plus qu’à l’accoutumée, sur les films d’auteurs, trop souvent au détriment des cinémas Art et Essai, qui constituent le socle des publics de ces films. Les vacances venues, le scénario change. Une large partie des cinémas art et essai de petites villes, de villes moyennes, de communes de périphérie, à la programmation souvent mixte, proposent avec succès Le Grand Bain. Une comédie grand public de qualité avec des personnages originaux, attachants, un casting qui emprunte aux films d’auteur. Malgré des demandes de médiation et d’injonction, nombre des cinémas Art et Essai les plus performants des centres des grandes agglomérations se sont vus refuser le film. Le plan de sortie grandes villes a été aligné sur un schéma réducteur : film grand public = salles de circuit. Il y a une vraie logique à ce qu’un film qui valorise l’esprit de groupe, la solidarité plaise au public des salles qui défendent au quotidien ce lien social. Les résultats des lieux les plus Art et Essai qui ont pu programmer Le Grand Bain le confirment allègrement. 

Développer, fidéliser, stimuler un public cinéphile est un travail long, difficile, peu rentable mais indispensable à la diffusion d’une production ambitieuse. Et desservir les salles qui investissent le plus dans une relation qualitative, complice et durable avec les publics, c’est, à terme, mettre en danger les films qu’ils valorisent.

Retrouvez le numéro de novembre du Courrier de l'Art et Essai (n°266)

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Edito

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