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Prise de parole, prise de conscience, et après ? par François Aymé

9 Décembre 2019

Suite à la volonté initiale d’élus d’Est Ensemble de déprogrammer le film "J'accuse" de Roman Polanski dans les cinémas de la collectivité territoriale, François Aymé, le président de l'AFCAE, réagit dans une tribune publiée par Libération, dans la rubrique Idées, originellement intitulée : "Prise de parole, prise de conscience et après ?"

Essayons de dire les choses simplement. Nous vivons dans une société sous domination masculine depuis des siècles. Cette domination a pour corollaire de trop nombreux abus de pouvoir et des violences faites aux femmes. Face à cela, jusqu’à il y a peu, le plus souvent, un silence plus ou moins complice, voire la complaisance et le défaut de justice prévalaient. Sur ce sujet, nous vivons actuellement le début d’un changement historique.

Premier acte, une prise de parole déclenchée d’abord par l’enquête contre Harvey Weinstein, puis maintenant, en France, par les déclarations d’Adèle Haenel. Ces paroles ont été fortes et leur impact démultiplié. Elles disent la mécanique implacable de l’abus de pouvoir, le manque de solidarité dans la société, la difficulté de parler et, enfin, le déni de justice. Ce moment-là est fulgurant et, nous le croyons, irréversible. Deuxième acte, une prise de conscience qui infuse dans les médias, dans tous les milieux, chez les jeunes en particulier. Un processus qui demande à être soutenu, régénéré et amplifié. Troisième acte, la justice. Finalement, c’est l’acte le plus nécessaire et le plus difficile qui demande une volonté politique et une détermination sans faille.

Dans le même temps, suite aux récentes accusations de viol de Valentine Monnier contre Roman Polanski, fait rare* : des collectifs ont exigé et obtenu l’annulation de projections du film J’accuse dans plusieurs cinémas ; avant de revenir sur sa décision, la collectivité Est ensemble a, quant à elle, d’abord déprogrammé le film dans six cinémas. Au risque d’être inaudible et incompris, rappelons que toute la pertinence et l’urgence d’une cause ne légitiment pas pour autant le renoncement à des principes aussi essentiels que la liberté d’expression et de diffusion. Quand des personnes s’autoproclament physiquement censeurs de ce qu’il faut voir et ne pas voir, c’est un poison pour la liberté de chacun, mais également pour la cause qu’ils croient défendre. Confisquer le Libre arbitre de chacun, c’est prendre le risque d’une confusion totale.

Faut-il ajouter que cette atteinte à la liberté d’expression est encore plus préoccupante quand elle est le fait d’élus de collectivités qui censurent un film, non pour ce qu’il dit, mais au motif d’une accusation grave contre celui qui le dit. On assiste là à une forme pernicieuse de «contamination» de l’accusation d’une personne vers son œuvre. Sans compter qu’en voulant sanctionner l’auteur, on pénalise les scénaristes, acteurs, techniciens, l’œuvre étant collective. Dans ce cas, pourquoi ne pas interdire à la diffusion sur les chaînes publiques, dans les médiathèques, les programmes scolaires, les rayons DVD… les autres films de Roman Polanski (Tess, Le Pianiste…), les titres produits ou distribués par Harvey Weinstein (Shakespeare in Love, Pulp Fiction, The Artist…), les films de Jean-Claude Brisseau (De Bruit et de fureur, Noce blanche…) ou Le Gone du Chaâba de Christophe Ruggia, etc. Sur quels critères précis, cette mise au ban artistique risquerait-elle alors de se faire ? Poser la question, c’est déjà entrevoir les risques que cette démarche implique. Qu’une personne boycotte J’accuse en réaction aux accusations portées contre Polanski est une chose, qu’elle empêche les autres spectateurs de le voir en est une autre. Rappelons qu’au dernier festival de La Roche-sur-Yon, Adèle Haenel, en tant qu’invitée, n’avait pas exigé l’annulation de J’accuse mais demandé l’organisation d’un débat (ce qu’elle a obtenu) lié à la projection. La démarche est complètement différente : chercher à sensibiliser, à convaincre, plutôt qu’interdire.

Revenons-en au fond du problème. Il n’aura échappé à personne que plusieurs affaires parmi les plus retentissantes concernant l’abus de pouvoir faites aux femmes sont liées au cinéma. A l’instar des hommes politiques ou des religieux, les producteurs et les réalisateurs ne sont pas seulement puissants. Ils jouissent d’une notoriété, d’une aura, ils suscitent une fascination qui les place, d’une certaine manière, «au-dessus» des autres, comme des intouchables. Et à force d’être considéré comme «au-dessus des autres», certains sont tentés de penser qu’ils sont au-dessus des lois, l’omerta et l’impunité dont beaucoup ont pu bénéficier renforçant ce sentiment. Faut-il alors réinterroger cet usage qu’a notre profession à idéaliser, à sacraliser même le statut de réalisateur qui, en France, est «tout puissant» sur le tournage d’un film et révéré dans la presse, à Cannes, aux César et dans tant d’autres situations ?

Depuis maintenant deux ans, un mouvement de prise de conscience sur le manque de parité se développe dans les métiers du cinéma via notamment le collectif 50/50. Concernant l’exploitation, lors du dernier congrès de la Fédération nationale des cinémas français, un état des lieux était présenté. Les métiers de l’exploitation ne font pas exception à la tendance de fond : hauts salaires et responsabilités majoritairement pour les hommes, postes subalternes et contrats à temps partiels majoritairement pour les femmes, le reste est à l’avenant. Les usages et les représentations genrés sont enracinés dans nos réflexes, nos visions et nos comportements. Se défaire de ces préjugés et de ces habitudes est un processus qui demande un volontarisme général. Les directeurs et directrices de salles ont aussi leur responsabilité. Celle, d’abord, de contribuer à la prise de parole par la programmation de films qui donnent, en France comme partout dans le monde, une image des femmes, émancipée, diverse, complexe, en un mot non-stéréotypée. La réalisation de nombreux titres forts est à cet égard impressionnante. Il suffit de citer quelques titres de cette rentrée pour en mesurer la portée : Papicha, Les Hirondelles de Kaboul, Portrait de la jeune fille en feu, Chambre 212, La Vie invisible d’Euridice Gusmao

Les exploitant.e.s, tout comme les programmateurs et programmatrices de festivals, de cinémathèques ont également une responsabilité dans la présentation des classiques du cinéma. En plus d’une introduction esthétique aux films, l’intégration d’un travail critique sur les représentations des femmes au cinéma peut permettre aux spectateurs d’entamer une réflexion sur les mécanismes de la fabrique à fantasmes qu’est le septième art. Le cinéma n’est pas seulement un art et une industrie du divertissement, c’est aussi une machine à fabriquer des modèles sociétaux. A ce sujet, l’implication des cinémas art et essai dans les dispositifs d’éducation au cinéma, avec 3 millions d’élèves concernés chaque année, doit être, aux côtés des enseignants et des animateurs de centres de loisirs, la possibilité de sensibiliser les enfants et adolescents à la manière dont le cinéma a construit des représentations imaginaires qui, avec d’autres, sont à la source des inégalités et des violences. C’est un long travail qui a le défaut d’être peu médiatique mais, s’il est insuffisant, il est aussi indispensable. Changer les regards pour changer les pratiques.

François Aymé
Président de l'AFCAE

* On rappellera quelques précédents : Je vous salue Marie (1985), La Dernière Tentation du Christ (1988) et plus récemment Chez nous (2017)

Lien vers la tribune publiée sur Liberation.fr

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